Pour ce nouvel article, je vous propose de traverser l’Atlantique à destination de la ville de Saint-Pierre1 en Martinique2. Cette commune est située au pied de la montagne Pelée3. Elle est renée de ses cendres après avoir connu une tragédie qui a marqué l’histoire.
L’éruption de la Montagne Pelée en mai 1902 constitue l’une des catastrophes naturelles les plus dévastatrices du XXème siècle. En quelques minutes, la ville de Saint-Pierre en Martinique est anéantie, causant la mort de près de 30 000 personnes.
Laissez-moi vous raconter aujourd’hui l’histoire du survivant le plus emblématique, Louis-Auguste Cyparis4.
La vie à Saint-Pierre avant le drame
Saint-Pierre, au début du XXème siècle, est une ville dynamique et cosmopolite. On la considère à juste titre comme le joyau de la Martinique. Avec environ 30 000 habitants, elle abrite une population diversifiée, allant des riches propriétaires terriens aux travailleurs manuels, en passant par les commerçants, les esclaves affranchis et leurs descendants. Le commerce, les marchés qui regorgent de produits locaux et exotiques animent alors les rues. Le port de Saint-Pierre est un point d’entrée majeur pour les marchandises venant d’Europe et d’autres îles des Caraïbes.
La ville est également un centre intellectuel et culturel. Elle accueille des institutions comme le théâtre, où se joue des pièces françaises, ou encore le musée colonial, qui expose des artefacts5 d’histoire naturelle et coloniale. Les écoles et les journaux locaux témoignent de ce fait d’une vie intellectuelle active, avec des discussions sur les réformes politiques et sociales, influencées par les courants de pensée européens.
Théâtre de Saint-Pierre (source : carte postale ancienne collection personnelle)
Saint-Pierre est aussi marquée par ses contrastes sociaux. Si les élites vivent dans le confort des grandes maisons coloniales, les quartiers populaires, situés dans les zones plus basses de la ville, sont beaucoup plus modestes. La vie quotidienne pour les plus démunis est difficile, marquée par des conditions de vie précaires et une lutte constante pour survivre.
Malgré ces inégalités, la ville dégage une ambiance de fête et de raffinement, avec ses bals, ses fêtes religieuses et ses célébrations publiques. C’est une ville pleine de vie, où l’on peut sentir une forte influence de la culture française mêlée aux traditions créoles. Tout cela va tragiquement prendre fin avec l’éruption du 8 mai 1902, qui détruit Saint-Pierre et anéantit la quasi-totalité de sa population en quelques minutes.
Le 8 mai 1902, une journée ordinaire
Le matin du 8 mai, les habitants de Saint-Pierre se réveillent sous un ciel sombre. En effet, des cendres volcaniques flottent dans l’air, donnant à la ville une atmosphère oppressante et sinistre. Les journaux locaux rapportent les activités volcaniques, mais les habitants sont plus préoccupés par leurs affaires quotidiennes que par le danger imminent.
À 7 heures du matin, les écoles commencent alors à accueillir les enfants. Les commerçants ouvrent leurs boutiques, et le marché de la ville commence à s’animer. Malgré l’ambiance pesante, la routine quotidienne reprend son cours. Les familles prennent leur petit déjeuner, les pêcheurs partent en mer, et les travailleurs se dirigent vers leurs emplois.
Cette semaine-là, la Martinique est en pleine campagne électorale. Les autorités locales, soucieuses de maintenir l’ordre et d’éviter la panique, minimisent les dangers liés à l’activité croissante de la montagne Pelée. Ces autorités, y compris le gouverneur, insistent pour que les élections aient lieu comme prévu, malgré les signes alarmants de l’éruption imminente. Elles encouragent même les habitants à rester en ville, affirmant que tout était sous contrôle.
Cette attitude contribue alors à un faux sentiment de sécurité parmi la population. Les habitants, en confiance, n’évacuent pas la ville, persuadés que les autorités prennent les mesures nécessaires pour leur protection. Malheureusement, cette décision a entraîné des conséquences désastreuses.
Le drame
A 7h52 du matin, un grondement sourd ébranle la montagne, suivi d’une explosion massive qui projette une nuée ardente6. Une avalanche de gaz incandescents, de cendres, et de roches brûlantes à une vitesse fulgurante, déferlent sur la ville de Saint-Pierre en moins d’une minute. Cette vague de chaleur extrême, atteint des températures de plus de 1 000 degrés Celsius. Elle détruit tout sur son passage. Les bâtiments s’effondrent, les navires ancrés dans le port sont engloutis, et les 30 000 habitants de la ville sont anéantis presque instantanément, piégés dans un enfer de feu et de cendres. L’éruption de la montagne Pelée est l’une des catastrophes volcaniques les plus meurtrières du XXe siècle, effaçant Saint-Pierre de la carte et plongeant la Martinique dans une profonde douleur. La ville, autrefois le cœur vibrant de l’île, devient un paysage de désolation, un triste témoignage de la puissance incontrôlable de la nature.
Un premier miracle
Dans ce paysage de désolation et de mort, un petit miracle se produit. En effet, deux hommes survivent à l’horreur.
Le premier est Léon Compère-Léandre7, né en 1874 à Saint-Pierre. Avant cette tragédie, Léon a une vie simple et modeste en tant que cordonnier dans la ville de Saint-Pierre. Les villageois le connaissent et l’apprécient pour son habileté à fabriquer et réparer des chaussures. Il mène une existence paisible, rythmé par son travail artisanal et les activités de la vie quotidienne dans cette ville prospère et animée, surnommée le « Petit Paris des Antilles. »
Le matin du 8 mai 1902, alors que la montagne Pelée se prépare à déverser sa fureur, Léon se trouve chez lui, non loin de son atelier. Lorsqu’il entend le grondement sourd du volcan, il a juste le temps de se réfugier dans sa cave, cherchant instinctivement à se protéger du danger imminent. Là, il se recroqueville, espérant échapper à ce qu’il ne peut encore imaginer être l’une des pires catastrophes naturelles du siècle. La nuée ardente, qui balaye Saint-Pierre en quelques secondes, détruit tout sur son passage. Mais, miraculeusement, Léon survit, protégé par l’épaisseur des murs de la cave et la structure de sa maison qui résiste au souffle brûlant.
Témoignage de Léon Compère-Léandre
Le matin du 8 mai, j’ai senti un vent terrible souffler, la terre a commencé à trembler et le ciel est devenu soudainement sombre dans la maison.
J’ai gravi à grand peine les trois ou quatre marches qui me séparaient de ma chambre et j’ai senti mes bras et mes jambes qui me brûlaient, ainsi que mon corps.
Je me suis laissé tomber sous la table. A ce moment, quatre personnes sont entrées se sont réfugiés dans ma chambre en pleurant. Et se tordant de douleur bien que leurs vêtements ne montrèrent aucun signe d’avoir été touchés par la flamme.
Au bout de 10 minutes l’un d’eux, la jeune fille de monsieur Delavaud, âgée d’environ 10 ans, tomba morte ; les autres partirent.
Je me suis levé et je suis allé dans une autre pièce où j’ai trouvé le père Delavaud, encore vêtu et couché sur mon lit, mort. Il était violet et gonflé, mais ses vêtements étaient intacts.
Fou et presque vaincu, je me suis jeté sur un lit, inerte et en attente de la mort. J’ai repris mes esprits au bout d’une heure environ quand j’ai vu le toit brûler.
Avec le peu de forces qui me restaient les jambes saignantes et couvertes de brûlures, j’ai couru me réfugier jusqu’à Fonds-Saint-Denis, à six kilomètres de Saint-Pierre.
Léon Compère Léandre Mai 1902
Quand Léon émerge de son refuge après le passage de la nuée, il découvre une scène d’apocalypse. Saint-Pierre n’est plus qu’un amas de ruines fumantes. La ville entière semble avoir été effacée de la surface de la Terre. Léon erre dans ce paysage de désolation, choqué et traumatisé. Il est l’un des très rares rescapés d’une tragédie qui a anéanti toute la population. Dans les jours qui suivent, les secours le retrouvent, symbole vivant de cette catastrophe.
Dès sa sortie de l’hôpital, Léon tient à être incorporé dans la milice chargée d’empêcher les pillages dans la ville anéantie. Le 20 mai 1902, après une semaine de service, il quitte la ville et reprend la direction de Fort-de-France8.
Il finit par s’installer au Morne-Rouge9, mais un autre nuage se déversa le 30 août 1902. Il sera de nouveau l’un des rares survivants.
Après l’éruption, Léon Compère-Léandre devient une figure emblématique de la survie. Il raconta son histoire, témoignant des derniers instants de Saint-Pierre et de la puissance destructrice de la montagne Pelée. Bien que marqué à vie par cette expérience, il poursuit son existence à la Martinique, portant en lui la mémoire de cette journée fatidique. Léon vécut encore de nombreuses années après l’éruption. Il décède en 1936, mais son histoire reste à jamais liée à celle de la montagne Pelée et à la mémoire collective de la Martinique. Comme il était très discret, aucune photo de lui n’existe.
A la rencontre de Louis-Auguste Cyparis
Un deuxième miracle a lieu dans ce paysage de désolation. En effet, un autre homme survit à l’horreur et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a eu un destin extraordinaire.
Louis-Auguste Cyparis, naît en 1874 en Martinique. Il est une figure historique dont la vie est inextricablement liée à l’éruption dévastatrice de la montagne Pelée en 1902. Sa destinée, qui aurait pu être celle d’un homme ordinaire, bascule le jour où il devient l’un des deux seuls survivants connus de la catastrophe qui annihile la ville de Saint-Pierre.
Louis-Auguste Cyparis, parfois appelé Ludger Sylbaris, comme sur son acte de naissance, a mal débuté dans la vie. Il est né le 1er juin 1874 de Melle Augusta Doreur. Le 10 juillet de la même année, Eucher Sylbaris le reconnait et déclare sa naissance dans la foulée. Le jeune Ludger, dont le nom s’est francisé en Louis-Auguste Cyparis, est un jeune homme connu pour son tempérament impétueux. Sa vie avant l’éruption est marquée par des épisodes de violence et de troubles à l’ordre public.
Situation ethnique en Martinique au début du XXème siècle
En 1902, l’héritage de l’esclavage marque profondément la situation raciale en Martinique malgré son abolition en 1848. En effet, les répercussions sociales et économiques sont encore bien présentes. La société martiniquaise est hiérarchisée, avec une élite blanche, souvent d’origine métropolitaine ou métisse, qui détient le pouvoir économique et politique. Cette élite contrôle les grandes plantations et les principales entreprises de l’île. En dessous, les Afrodescendants, descendants d’esclaves, représentaient la majorité de la population. Bien que légalement libres, on les confine souvent à des emplois subalternes, dans l’agriculture ou comme domestiques, et font face à une discrimination institutionnalisée.
Les relations raciales sont marquées par des tensions, exacerbées par les inégalités économiques et le mépris social des élites envers les populations noires et métisses. Les divisions raciales se reflètent dans l’accès limité des Afrodescendants à l’éducation, aux soins de santé, et aux postes influents. Toutefois, il existe aussi une classe intermédiaire de mulâtres et de noirs affranchis, qui, bien que moins puissante, commence à jouer un rôle croissant dans la vie politique et sociale de l’île, revendiquant plus de droits et d’égalité. Ces dynamiques raciales compliquées contribuent à façonner la société martiniquaise, avec des tensions qui perdureront longtemps après 1902.
La vie de Cyparis avant le drame
En ce début de siècle Cyparis est mi-pêcheur, mi-cultivateur. Il travaille quand il peut ou quand il le veut, mais surtout là où on veut de lui.
Plus de 50 ans après l’abolition de l’esclavage10, l’administration le nomme encore « le nègre Cyparis » sur les papiers officiels.
En ce funeste jour de 1902, il se trouve en prison à Saint-Pierre. En effet, le tribunal l’a condamné à un mois de prison après une rixe entre ivrognes dans un bar. Sa peine aurait déjà dû avoir pris fin mais avec ce jeune homme nous ne sommes pas à l’abri d’un revirement de situation.
A deux jours de la fin de sa peine, ses geôliers l’emploient dans la ville à divers travaux alloués aux prisonniers. Il apprend alors qu’une fête aura lieu le soir même dans la commune du « Prêcheur11 ». Le détenu décide alors de s’évader pour aller faire la fête. Il danse, il boit et fait la fête toute la nuit. Le lendemain matin, il se constitue prisonnier pour terminer sa peine. Les autorités ne l’entendent pas ainsi et condamnent le jeune homme à 8 jours de prison supplémentaires. C’est la veille de sa libération que le drame a lieu. Sans cette bagarre, sans cette évasion… il serait mort comme les autres habitants de la ville. Le destin tient parfois à un rien.
La prison de Saint-Pierre
Je crois qu’il est nécessaire de faire une parenthèse sur cette prison qui a eu un rôle primordial dans cette histoire. A l’époque de sa construction, nous sommes à un tournant de l’histoire de l’île et de ses habitants. Le projet initial de la construction de cette prison date de 1839. Il est directement lié à la préparation de l’abolition de l’esclavage considérée à juste titre comme inéluctable. Le gouvernement français signera finalement ce texte de loi le 27 avril 1848. La construction effective de cette geôle ne date que de 1851. La nouvelle maison d’arrêt remplace l’ancienne devenue progressivement trop exiguë. L’augmentation de la délinquance et de la criminalité sont logiquement liés à l’urbanisation croissante et à l’augmentation de la « population des libres ». Les détenus dans cet établissement pénitentiaire ne sont que les condamnés à un mois de prison maximum, soit une petite délinquance.
Un arrêté datant du 25 juillet 1979 inscrit le cachot de Cyparis au titre des monuments historiques. Aujourd’hui en Martinique, on peut visiter les vestiges de la prison et de la fameuse cellule qui lui a sauvé la vie.
Le 8 mai 1902 de Cyparis
Le 8 mai 1902, Cyparis est enfermé dans une cellule particulièrement isolée et étroite, à demi souterraine, dont les murs épais et la faible aération vont, contre toute attente, lui sauver la vie.
Cyparis se trouve dans sa cellule sombre et étouffante. Le souffle direct de l’explosion l’épargne grâce à la structure robuste de sa prison. Toutefois, il n’est pas totalement indemne. Les brûlures qu’il subit sont sévères, même à l’intérieur de sa cellule, la chaleur est suffocante. Les secours entendent ses cris de douleur. Ils arrivent plusieurs jours après la catastrophe, et extraient miraculeusement le prisonnier des décombres. Il a survécu 4 jours et 3 nuits sans manger et en buvant juste les quelques gouttes de pluie qui ruissellent sur ses murs.
Les soins du grand brûlé
Les secours évacuent Cyparis vers Morne-Rouge. Un prêtre, le « père Mary », s’occupe de ses soins.
George Kennan12, journaliste américain, est l’auteur de « The Tragedy of Pelée 8 ». Cet ouvrage, paru pour la première fois aux États-Unis en 1902, raconte en détail la tragédie. Ce reporter américain passa une vingtaine de jours en Martinique, du 21 mai au 9 juin 1902, et composa dans la foulée un récit de voyage très détaillé et passionnant. C’est lors de ce voyage qu’il rencontre Louis-Auguste sur son lit d’hôpital, voici un extrait de son témoignage paru dans ce livre :
« La rencontre se déroula à Morne-Rouge, sur l’autre versant de la montagne Pelée, environ trois semaines après l’éruption fatale et trois mois avant l’éruption secondaire qui ravagea à son tour cette petite ville. Cyparis, encore très mal remis de ses brûlures, gisait dans une maison abandonnée qui faisait office de lazaret. « Cyparis était assis buste nu, à même le matelas d’un petit lit de bois. Il avait un drap ensanglanté posé sur la tête, à la manière d’un burnous arabe, fronçant au niveau de la taille. Je n’avais jamais vu un homme aussi horriblement brûlé. Chose curieuse, son visage était indemne, et ses cheveux n’avaient même pas été roussis, mais il avait de terribles brûlures sur le dos et les jambes ; ses bras et ses mains enflés étaient couverts de matières jaunes repoussantes qui ne ressemblaient ni à de la peau ni à de la chair humaine. Les blessures étaient apparemment très profondes – si profondes que du sang en suintait – et à mes yeux inexpérimentés, elles semblaient avoir été provoquées par de la vapeur chaude.
G. Kennan « The Tragedy of Pelée 8 »
La description de G. Kennan est particulièrement pathétique et son pronostic semble plutôt réservé. Pourtant, repassant quelques jours plus tard à Morne-Rouge, le journaliste y retrouva un Cyparis transformé :
« Les brûlures du prisonnier étaient soignées et pansées de manière convenable. Cyparis semblait ainsi avoir toutes les chances de survivre. »
G. Kennan « The Tragedy of Pelée 8 »
L’explication de ce rétablissement spectaculaire est fort simple. On a fait chercher à l’hôpital militaire de Fort-de-France de l’huile de lin, de l’eau de chaux, de l’acide phénique et des bandages aseptisés. Visiblement, les propriétés antiseptiques de l’eau de chaux et de l’acide phénique, combinées aux vertus émollientes de l’huile de lin, font merveille. Heureusement pour Cyparis qui ne figure pas parmi les mille nouvelles victimes de la nuée ardente qui ravage Morne-Rouge le 30 août suivant, il est déjà sorti de l’hôpital. Sa bonne étoile le suit encore.
Les témoignages de Cyparis après le drame
Après sa survie extraordinaire, Louis-Auguste Cyparis devient une célébrité locale et internationale. La renommée de cet homme ayant survécu à une des pires éruptions volcaniques de l’histoire moderne se répand rapidement.
Il témoignera dans divers journaux locaux et internationaux :
« Il était 8 heures. On n’était pas encore venu m’apporter la ration du jour quand tout d’un coup, un bruit formidable se fit entendre. Tout le monde criait au secours je brûle. Je meurs. Au bout de cinq minutes, personne ne criait plus. Excepté moi lorsqu’une fumée se précipita avec violence par la petite fenêtre. Cette fumée brûlait tellement que pendant un quart d’heure, je sautais à droite à gauche en l’air tout partout pour éviter. Après un quart d’heure, c’était un silence affreux j’écoutais criant de venir me sauver. Alors, tout Saint-Pierre devait être écrasé sous le tremblement de terre dans du feu. »
Une nouvelle vie au cirque barnum
Après sa guérison, le célèbre cirque Barnum & Bailey13, recrute Cyparis. Ils voient en lui une attraction unique. Surnommé « L’homme miraculeux », on l’exhibé à travers les États-Unis et l’Europe. Lors des spectacles, il raconte son expérience terrifiante de l’éruption, montrant ses cicatrices pour prouver la véracité de son histoire. on présente souvent sa cellule, ou une réplique de celle-ci, au public comme un témoignage de sa survie.
La vie de Cyparis au cirque Barnum est marquée par le paradoxe de sa situation. Il est à la fois une curiosité exotique et un héros rescapé, suscitant fascination et pitié. Bien que cette expérience lui ait permis de voyager et de gagner sa vie, elle repose aussi sur l’exploitation de son traumatisme. Cyparis reste avec le cirque pendant plusieurs années, son histoire contribuant à renforcer la réputation de Barnum & Bailey en tant que cirque des merveilles.
En ce début du XXᵉ siècle, le cirque est un spectacle populaire qui mêle acrobaties, numéros d’animaux et curiosités humaines. Ce dernier aspect, souvent appelé « freak show », expose des personnes ayant des particularités physiques rares, comme des nains, des femmes à barbe, des hommes éléphants, ou encore des siamois. On présente ces individus comme des phénomènes de foire, suscitant fascination et horreur chez le public. Les directeurs de cirques les exploitent. Ils les paient souvent très mal. Ils les traitent comme des attractions exotiques plutôt que comme des êtres humains. Malgré les conditions difficiles, certains trouvent dans le cirque une forme de communauté et un moyen de subsistance, mais leur existence est marquée par la marginalisation et la stigmatisation. Le cirque de cette époque capitalise sur la curiosité morbide du public, tout en contribuant à perpétuer des stéréotypes et des préjugés sur la différence.
La tragédie vue de la métropole
La catastrophe est très vite connue en métropole grâce aux télégraphes. Les médias français et étrangers relaient la nouvelle, impressionnés par son caractère inédit et soudain. Les journaux nationaux et régionaux en parlent dès le 10 mai 1902. Le plus souvent, ils retranscrivent les télégrammes des autorités martiniquaises et métropolitaines. Ils relaient également les informations de la presse américaine et anglaise ainsi que des récits de survivants.
La presse métropolitaine dans son ensemble parle de « désastre », de « cataclysme » et de « catastrophe ». Elle insiste essentiellement sur la dimension naturelle de l’événement. Les articles adoptent durant les premiers jours les mêmes modèles : le récit de l’éruption et de ses conséquences à travers les télégrammes, l’historique des catastrophes naturelles en Martinique et la présentation d’éruptions plus anciennes du Vésuve14 au Krakatoa15. Rares sont les articles qui s’interrogent sur la prévisibilité de cette catastrophe et sur la responsabilité des autorités politiques. « Le Gaulois » interroge dès son édition du 10 mai un géologue de l’Institut pour commenter la catastrophe.
Source « le petit journal » du 1er juin 1902
Les journaux diffusent également l’élan de solidarité national et international. « Le Siècle », journal national, relaie la souscription publique instituée le 13 mai par le ministère des Colonies pour apporter une aide humanitaire à la population de l’île (17 mai 1902). Mais aucun deuil national n’est décrété et l’intérêt médiatique pour les conséquences de la catastrophe s’essouffle rapidement.
La vulcanologie devient une science
Considérée comme exceptionnelle, cette catastrophe a été précédée de nombreux signes avant-coureurs dès 1900. L’activité volcanique est devenue très intense depuis le 22 avril 1902 (fumerolles, odeur de soufre, coulées de boue…). D’autres volcans antillais sont entrés également en éruption dont la soufrière de Saint-Vincent qui a fait 2000 victimes.
Pourtant les autorités n’ont pas donné l’ordre d’évacuer le nord de l’île. Le gouverneur de la Martinique est accaparé par les élections législatives qui doivent avoir lieu le 11 mai. Il n’a pas conscience du risque, comme une partie de la société pierrotine. Cette dernière est influencée par les articles rassurants diffusés dans « Les colonies », principal journal martiniquais. Il faut dire que la dernière éruption en 1851 n’a fait aucun mort. Enfin, le phénomène de coulées pyroclastiques16 est méconnu.
Cet événement dramatique a fait prendre conscience à la population et aux autorités publiques du risque volcanique mais aussi de son caractère prévisible. L’évacuation du nord de l’île en octobre 1929 en est l’illustration. « Le Journal » annonce la création d’un observatoire de vulcanologie sur la Montagne Pelée pour étudier son activité (11 juin 1930). Les travaux du vulcanologue Alfred Lacroix17, à partir de juin 1902, ont permis de définir le modèle de volcan peléen, dont les éruptions sont accompagnées par la construction d’un dôme à laquelle sont associées de violentes explosions dirigées latéralement. Elle marque ainsi la naissance de la vulcanologie comme science. Elle suscite un engouement dans la presse scientifique puis quotidienne pour les catastrophes volcaniques et leurs explications.
Une du journal prévenant de l’éruption de 1929 – Le Petit Journal illustré, Paris, 27 octobre 1929
Saint-Pierre et la Martinique aujourd’hui
La reconstruction de Saint-Pierre après l’éruption catastrophique de la montagne Pelée en mai 1902 fut un processus long et complexe. Il a été marqué par des défis économiques, sociaux et psychologiques. La ville, autrefois surnommée le « Petit Paris des Antilles », est presque entièrement détruite. Ses 30 000 habitants, en grande majorité, ont péri. Les autorités et les survivants sont confrontés à la difficile question de savoir s’il faut reconstruire sur les ruines ou déplacer la ville ailleurs.
Initialement, les efforts de reconstruction furent timides, car la peur d’une nouvelle éruption dissuadait de nombreux habitants de revenir. Au fil du temps, quelques familles courageuses se sont réinstallées et ont commencé à rebâtir leurs maisons. Cependant, Saint-Pierre n’a jamais retrouvé son ancienne gloire. Le port, autrefois un centre névralgique du commerce caribéen, a perdu sa position dominante au profit de Fort-de-France, devenue la nouvelle capitale économique et administrative de la Martinique. Aujourd’hui, Saint-Pierre est une petite ville tranquille, marquée par son passé tragique, où les ruines côtoient les nouvelles constructions, et où le souvenir de la catastrophe demeure omniprésent.
La fin tragique de Louis-Auguste Cyparis
Cyparis passe plusieurs années à voyager avec le cirque, devenant un symbole d’endurance face à la mort. Pourtant, malgré cette notoriété, sa vie après ces événements reste relativement obscure. Il est probable qu’il ait continué à mener une existence modeste, marquée à jamais par l’éruption qui changea son destin. Louis-Auguste Cyparis meurt en 1929, à l’âge d’environ 54 ans, emportant avec lui l’un des témoignages les plus saisissants de la puissance destructrice de la nature. Il est décédé au Panama dans le dénuement le plus total, peut-être trop fatigué ou malade pour suivre le cirque ailleurs. Son histoire reste inscrite dans la mémoire collective comme celle d’un homme ayant littéralement échappé à l’enfer.
Cyparis dans la mémoire de la Martinique
Louis-Auguste Cyparis reste aujourd’hui une figure emblématique de l’île. L’état lui a rendu hommage en le statufiant dans les rues de Saint-Pierre. De nombreux artistes se sont également intéressés au personnage (écrivains, peintres, auteur de bandes dessinées, réalisateurs…). L’homme au destin extraordinaire est toujours présent dans les mémoires. Si vous voulez en savoir plus sur son histoire voici certaines de ces œuvres.
De gauche à droite et de haut en bas : Statut à Saint-Pierre à l’effigie de Cyparis – Bande dessinée « Cyparis le prisonnier de Saint-Pierre » de Lucas Vallerie Éditions la boîte à bulles Vol 1 et 2 – « Le miraculé de Saint-Pierre » de Gaston-Paul Effa aux éditions Gallimard – Peinture « Cyparis, de la Pelée à Barnum… » (2002) Peinture par Yolande (Yo) Gaspard
A la mémoire de Léon Compère-Léandre et Louis-Auguste Cyparis et des milliers de victimes de la montagne Pelée en ce funeste jour du 8 mai 1902.
- Saint-Pierre est une commune française et une sous-préfecture de la collectivité territoriale unique de Martinique. Saint-Pierre est située à 31 km au nord de Fort-de-France sur la côte caraïbe au sud-ouest de la montagne Pelée. Ses habitants sont appelés les Pierrotains et les Pierrotines. Au recensement de 2021, on compte une population de 4088 habitants contre plus de 26 000 en 1902 avant l’éruption qui a détruit la ville. ↩︎
- La Martinique est une île des Caraïbes qui fait partie des petites Antilles. Région d’outre-mer de la France, sa culture reflète un mélange distinctif d’influences françaises et antillaises. Sa plus grande ville, Fort-de-France, abrite des collines abruptes, des rues étroites et La Savane, un jardin bordé de boutiques et de cafés dans lequel a été érigée la statue de Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon Bonaparte, native de l’île. Sa population est de 360 749 habitants au dernier recensement de 2021. ↩︎
- La montagne Pelée est un volcan gris actif situé dans le Nord de la Martinique, île française des petites Antilles dont elle est le point culminant. ↩︎
- Louis-Auguste Cyparis (1874-1929), dit Sylbaris et Louis Samson est, avec Léon Compère, l’un des deux survivants connus de l’éruption du 8 mai 1902 de la montagne Pelée en Martinique. ↩︎
- Un artéfact archéologique est un élément ou un objet façonné par l’être humain et découvert à l’occasion de fouilles archéologiques. Il fait partie avec les écofacts du mobilier archéologique. ↩︎
- Une nuée ardente, ou nuage pyroclastique, est un aérosol volcanique porté à haute température et composé de gaz, de cendres et de blocs de taille variable dévalant les pentes d’un volcan. ↩︎
- Léon Compère dit Léandre (1874-1936) est, avec Louis-Auguste Cyparis, l’un des rares survivants de l’éruption de la montagne Pelée en 1902. ↩︎
- Fort-de-France est une commune française, chef-lieu de la Martinique. Ses habitants sont appelés les Foyalais. Cette ville qui compte 76 512 habitants en 2019, concentre d’importantes fonctions administratives, militaires et culturelles. ↩︎
- Commune a été créé en 1888 à la suite du démembrement de la commune de Saint-Pierre. À 450 m d’altitude, la commune s’agrippe sur les contreforts de la montagne Pelée. Elle garde un nom probablement inspiré par la couleur rouge de la terre où les bananes et les ananas trouvent leur cadre naturel. Elle a également souffert de l’éruption de la montagne Pelée en 1902, au mois d’août, qui a fait 800 morts dans cette commune. ↩︎
- Décret du 27 avril 1848. 250 000 esclaves noirs ou métis aux Antilles, à la Réunion et au Sénégal sont ainsi libérés. Le décret interdit absolument « tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres ». ↩︎
- Le Prêcheur est une commune française, située dans le département de la Martinique. Ses habitants sont appelés les Préchotins. ↩︎
- George Kennan (né le 16 février 1845 à Norwalk, Ohio et mort le 10 mai 1924) était un photographe, journaliste, correspondant de guerre et écrivain américain. Il est notamment connu pour ses voyages dans la Kamtchatka et le Caucase à l’époque de l’Empire russe. ↩︎
- Regroupement des cirques de Phineas Taylor Barnum (1810-1891) et de James Anthony Bailey (1847-1906). Barnum est connu pour son génie publicitaire et son talent à créer des spectacles grandioses et souvent controversés, il a révolutionné le monde du divertissement en inventant le cirque moderne et en popularisant les freak shows. Ils s’associeront ensuite avec le Cirque Ringling Brothers pour former le « Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus ». Le « Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus » se produira jusqu’en 2017. ↩︎
- Le Vésuve ou mont Vésuve est un Somma-stratovolcan italien d’une altitude de 1 281 mètres, bordant la baie de Naples, à l’est de la ville. Il s’agit du seul volcan d’Europe continentale à être entré en éruption durant les cent dernières années, sa dernière éruption datant de 1944. ↩︎
- Le Krakatoa, Krakatau ou Gunung Krakatau en indonésien et en javanais, est un volcan de subduction de le ceinture de feu péri-Pacifique, et dont les éruptions sont à forte dominante explosive (volcan dit «gris»). Constituant une île volcanique, il forme un archipel de quatre îles principales dans le détroit de le Sonde en Indonésie, entre Sumatra et Java. Sa géographie a été bouleversée au moins à deux reprises, au cours des deux grandes éruptions des années 416 ou 535 ou encore 1883. Malgré ces événements, l’archipel accueille une vie animale et végétale riche, notamment grâce au climat tropical dont il bénéficie. ↩︎
- Une coulée pyroclastique est un courant rapide de gaz chauds et de matière volcanique qui s’écoule le long du sol en s’éloignant d’un volcan à une vitesse moyenne de 100 km/h, mais est capable d’atteindre des vitesses allant jusqu’à 700 km/h. Les gaz et le téphra peuvent atteindre des températures d’environ 1 000 °C. ↩︎
- Antoine François Alfred Lacroix, né le 4 février 1863 à Mâcon et mort le 16 mars 1948 à Paris, est un minéralogiste, pétrographe et géologue, volcanologue français, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et membre du Collège de France. Il fut secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pendant 34 ans. ↩︎
Louis-Auguste a eu une vie incroyable ! Je ne connaissais pas son histoire.
Les photos représentant la ville après l’éruption montrent à quel point elle a été violente et a tout ravagé sur son passage.
Comment tu l’as dit : le destin tient parfois à un rien.
Merci pour ce partage 🙂